Ce petit texte de Roudnitska extrait de la préface de la cinquième édition de son livre Le parfum, vient résonner avec nos questionnements sur l’éducation que nous avions ici… Une utopie de plus ? Qu’enseigne t’on aux enfants aujourd’hui ? La recherche du beau ou la course à la performance ? Apprendre, oui, mais pourquoi ? Pour avoir une bonne situation plus tard ? C’est légitime mais l’essentiel se trouve ailleurs. L’éducation devrait donner les clés du monde et de soi-même : apprendre qui on est et ce qu’on peut apporter à l’édifice humain. (cliquez sur le lien ci-dessous pour lire la suite)
« Le meilleur sens que l’on puisse donner à la vie est la recherche du beau, du beau sous toutes ses formes, ce qui correspond au fondement de la morale. C’est pourquoi à la base de tout enseignement, de toute formation, on devrait placer l’Esthétique. C’est parce qu’on a négligé d’en faire d’abord et profondément des esthètes que nos maîtres à penser, nos enseignants, nos hommes politiques, nos ingénieurs, nos dirigeants d’industries manquent trop souvent de sûr jugement qui fait bien choisir ses objectifs et mieux choisir encore les moyens de les atteindre. S’il savait clairement discerner entre le beau et le laid, l’homme ne pourrait jamais supporter d’être laid, en aucune circonstance. Et il réussirait mieux sa vie. »
Edmond Roudnitska, Le parfum, PUF
CARACTÈRES ESTHÉTIQUES DU PARFUM
Quel est le critère de l'œuvre d'art ? Des rapports concourants c'est-à-dire l'existence de proportions entre les parties d'un tout et de chaque partie au tout ? Si quelqu'un doute encore que telle soit la définition d'un grand parfum c'est que nous avons été bien peu éloquent. Afin de ne rien laisser dans l'ombre, voyons avec Etienne Souriau à quelles conditions un art peu être reconnu. Il en est cinq nous assure-t-il :
Première condition
"L'attaque par l'excitant d'une sensibilité psychophysiologique spéciale (sens des couleurs pour la peinture, du mouvement pour la danse, des sons pour la musique, etc.), suffisamment développée pour intéresser, émouvoir, exciter l'imagination ou la pensée, provoquer des jouissances esthétiques"
(La musique des parfums, conférence, Paris, mai 1951; Industrie de la Parfumerie, février 1952)
L'odorat est une sensibilité on ne peut plus spéciale car étant un sens chimique, ses réactions sont plus fines que celles d'un sens mécanique ou physique. On en connaît maintenant l'exceptionnelle capacité de discrimination qui donne à cet instrument de mesure et d'estimation sinon une précision absolue du moins une subtilité précieuse pour jouer d'une aussi abondante palette que la nôtre.
C'est pourquoi Etienne Souriau reconnaît que le sens olfactif est d'une extrême délicatesse, qu'il est susceptible d'être excité par des quantités infinitésimales de matières, de donner des impressions nettement esthétiques et de se perfectionner dans cette direction. Convenablement entraîné, dit-il, l'odorat ne le cède en rien à l'ouïe telle qu'elle s'applique dans l'audition musicale, et ses données sensorielles possèdent des propriétés affectives à l'occasion prodigieuses.
Etienne Souriau montre beaucoup de perspicacité lorsqu'il considère que l'univers olfactif est infiniment varié, délicat et nuancé sur le plan purement sensoriel mais riche aussi de puissances affectives, et que cet univers est de plus, dans l'intellectualité et particulièrement sur le plan imaginatif, doué de fortes valeurs évocatrices et représentatives. Sur ce premier point il conclut : "N'hésitons donc pas à reconnaître que l'odorat est un sens esthétique au plus haut degré et qu'il présente autant et mieux qu'aucun autre sens, tout ce qui peut servir à soutenir un art complet"
(La musique des parfums)
On en doutera d'autant moins que ce qui détermine l'œuvre, nous l'avons déjà montré, ce n'est ni le sens ni le matériau mais ce qu'une pensée, jouant avec des formes, va faire du second à l'aide du premier. L'œuvre d'art n'est pas conçue par le sens mais par l'esprit de l'homme. Ceci afin qu'il soit bien entendu une fois pour toutes qu'un compositeur artiste n'est pas un "nez", comme on l'a tant de fois écrit puérilement, mais un cerveau qui s'intéresse aux formes olfactives et qui les traite avec goût, ce qui n'est plus du tout la même chose.
Deuxième condition
"Possibilité pour les diverses données qualitatives de ce sens, de s'ordonner, de manifester des rapports, de se prêter à des dispositions architectoniques, bref de fournir plus ou moins une gamme ou une palette : un système limité, généralement scalaire, de qualia susceptibles d'être en un certain ordre assemblés, de se combiner en multiples variations toujours plus ou moins bien organisées"
(La musique des parfums)
Cette condition est remplie lorsque le compositeur établit une formule qui, sans rien laisser au hasard, se fonde sur un choix délibéré et ordonné de composants dont il détermine avec un minimum de tâtonnements les proportions pour en faire un tout harmonieux et signifiant, c'est-à-dire ayant une forme caractéristique, originale et plaisante. Plaisante voulant dire qui plaît et non "agréable", comme on le dirait d'un chou à la crème. Mais notons bien que dans une composition olfactive chaque composant n'est pas signifiant par lui-même, il ne le devient que par ses rapports avec les autres et surtout avec l'ensemble. Les arrangements olfactifs sont donc basés sur le jeu des qualités odorantes associées, conjuguées, ils s'expriment par des rapports notifiés dans une formule où figure la proportion de chaque composant. C'est l'esprit qui a présidé à la création des quelques grands parfums du siècle, guère plus d'une douzaine jusqu'ici, et chose remarquable l'opinion universelle s'y est rarement trompée, qui a su la distinguer.
Nos matériaux donnent séparément naissance à des formes olfactives singulières qui s'inscrivent dans notre mémoire, comme les sons et les timbres dans celle du musicien. Par la pensée nous évoquons ces formes et nous imaginons de les conjuguer, de les combiner, pour construire avec elles des ensembles olfactifs qui donneront lieu à un phénomène global, le parfum, qui sera très différent d'une simple addition de ses éléments.
Pour composer nous n'avons donc pas besoin de sentir nos matériaux concrètement, sensoriellement, l'effort mental suffit à les évoquer et la combinaison des formes qu'ils représentent ne peut se faire elle aussi que dans l'abstrait, sans possibilité de contrôle matériel immédiat. A ce stade notre effort d'abstraction est comparable à celui du compositeur de musique, qui pense aussi ses formes le crayon à la main. Le musicien alors a tout de même un avantage sur nous, c'est qu'il peut vérifier immédiatement ses accords en chantonnant ou en pianotant, alors que nous ne pouvons le faire qu'après une laborieuse pesée (deux à trois heures) des composants énumérés dans la formule, une mise en solution alcoolique ultérieure du concentré ainsi obtenu et une suffisante macération de celle-ci. Ce qui représente en tout plusieurs semaines d'attente. C'est pourquoi notre effort mental s'apparente davantage à celui du musicien composant une symphonie , et qui doit alors embrasser dans une seule vision abstraite non plus de simples accords locaux vérifiables rapidement mais de vastes ensembles composites dont la vérification sera laborieuse.
D'autre part, pour exprimer la valeur des attributs des sons : hauteur, intensité, durée, le musicien dispose d'un signe particulier pour chacun d'eux, il peut les régler avec précision, de même qu'il choisit pratiquement sans contraintes son tempo, c'est-à-dire sa vitesse d'exécution. Avec un seul chiffre en face de chaque composant, nous devons tenir compte de sa qualité, de son intensité, de sa durée, des ses affinités, et nous subissons sa volatilité dont nous devrons estimer l'influence qu'elle aura sur les autres volatilités et celle qu'elle-même subira de leur part. Un seul rapport pour traduire tous ces facteurs alors que nous devons avoir nécessairement de chaque odeur une représentation multipartite. Nous brassons mentalement des centaines d'odeurs et chaque fois que nous en introduisons une dans une formule c'est sous son multiple aspect que nous devons considérer son comportements à l'égard des autres composants et le rôle qu'elle jouera dans l'ensemble. Le parfum est donc bien une construction de l'esprit.
Que nos matériaux puissent s'ordonner, nous venons de le montrer et cela ne dépend que de notre intelligence à le provoquer. Si complexe qu'elle soit, corps défini ou essence naturelle, chaque matière première a pour chaque compositeur une physionomie propre qu'il classe dans un système de valeurs qui lui est nécessairement personnel (Mais n'en est-il pas ainsi dans tous les arts ?).Lors de chaque étude il extrait mentalement de ce système les éléments de formule qui lui paraissent appropriés aux rôles à remplir ou aux effets recherchés et c'est ainsi d'études en étude, grâce aux observations et aux réflexions qu'elles ont suscitées , que le compositeur modifie, complète, perfectionne, consolide, justifie son système des valeurs.
Quelle nécessité y a-t-il à ce que le système soit limité ? Ceux du sculpteur, de l'architecte, des artistes-décorateurs, et même du peintre le sont-ils réellement ? Le musicien lui-même envisage d'étendre le sien. Le "plus ou moins" une gamme ou une palette, de Etienne Souriau, montre bien que peu de matériaux s'y prêtent ; certains sont même plus indociles que les nôtres à cet égard. La plupart des signes ne doivent en vérité leur groupement et leur ordre à la vision personnelle et à la volonté de l'artiste qui les manipule. Sauf les spécialistes (télévision par exemple) qui les traite en ordinateur, les peintres ne travaillent pas avec des longueurs d'ondes mais avec une infinité de nuances très supérieures aux sept couleurs du spectre et qu'ils manient avec leur seule intuition.
Etienne Souriau admet également des variations "plus ou moins" bien organisées parce qu'il faut faire la part du flou et du confus dans des activités comme celles que nous venons de citer. Cette tolérance à propos du critère qui caractérise l'œuvre d'art, s'impose dans tous les arts, ne serait-ce qu'en fonction de la hiérarchie qui s'établit tout naturellement entre les œuvres et entre les auteurs. Il n'y a pas de doutes que l'assemblage des signes aura moins de chance d'être bien organisé sur la toile de tel peintre du dimanche que sur celle d'un Cézanne. Entre les deux s'échelonneront une infinité de valeurs à beaucoup desquelles on ne déniera pourtant pas la qualité d'œuvre d'art.
Il en va de même pour le parfum. Autrefois le petit nombre de parfums français mis sur le marché était le fait de compositeurs de grand talent, à la fois auteurs et maîtres d'ouvrage. Il s'agissait d'œuvre d'art ; quand ce n'en était pas, leur carrière était brève car le goût du public était alors sévère et éclairé. Aujourd'hui les destinées de la Parfumerie ont changé de mains ; s'il y a encore quelques compositeurs, plus potentiels qu'actifs, il n'y a plus de maîtres d'ouvrage. Il ne reste que des hommes d'affaires, qui inexperts et influencés par des méthodes commerciales importées et inadéquates, sortent aveuglément et inconsidérément des multitudes de parfums élaborés - dans des officines spécialisées en parfums industriels - par les mercenaires dont nous avons parlé. Alors il y a encore quelques œuvres d'art, rares, qui ont pu franchir les barrages commerciaux, et il y a ..., tout le reste, soutenu et promu par des moyens que la conscience artistique réprouve mais devant lesquels le goût du public, désorienté par le nombre, finit par succomber.
C'est triste pour l'art du parfum, et pour tous ceux qui l'affectionnent mais ce ne l'est hélas pas moins dans le domaine de la peinture et de la sculpture où l'on voit le mercantilisme soutenir et promouvoir l'imposture en exploitant le snobisme des sots ou l'ignorance des candides. La purification salvatrice ne pourra venir que de la révolte d'un public mieux averti et sans concession. Mais avec ce qui nous concerne, avec une plus grande généralisation de corps définis chimiquement dans la structure des parfums, et à condition que ceux-ci soient composés par des artistes, on s'orientera vers une technique mieux contrôlable, ou le "flou" et le "confus" auront de moins en moins de raison d'être.
Troisième condition
"L'existence de moyens techniques, notamment de procédés instrumentaux d'exécution et de présentation, permettant à l'artiste de réaliser avec une certaine précision et une certaine certitude, et de présenter au public avec une suffisante vivacité dans la délicatesse, l'intensité ou la signifiance des rapports, soit une œuvre originale unique, soit une œuvre répétable selon un scénario constitutif, lui-même original et unique."
Nous avons tout au long de cet ouvrage et encore aux pages précédentes, multiplié les occasions de familiariser le lecteur avec notre technique de composition ; nous avons même essayé de le faire participer à nos préoccupations créatrices. Nous avons vu le compositeur concevoir son parfum dans l'abstrait, traduire sa pensée par une formule qui énumère des produits et leur proportions, produits dont la combinaison esthétique (et non le simple mélange physique) doit réaliser la forme olfactive conçue par le compositeur.
Tous les arts n'exigent pas des procédés instrumentaux d'exécution et de présentation. Même le musicien, nous l'avons vu, peut se contenter de papier et de crayon pour composer. Pour réaliser avec précision et certitude nos desseins artistiques, il nous a fallu des dizaines d'années d'efforts et de sacrifices de toutes sortes. Nous avons ainsi établi que c'était possible mais nous devons convenir que l'exemple paraît difficile à suivre à notre époque et dans notre métier car les émules n'abondent pas. Il est vrai que toute pensée, dans la mesure où elle elle est exemple, apparaît comme une agression à l'égard des idées établies.
(José Lemaire, Dossier de la cybernétique, p.69.)
Lors de sa conférence, il y a vingt-cinq ans, le Pr Souriau était parti à l'idée d'appliquer à la parfumerie des procédés de composition, inspirés de ceux utilisés dans la composition musicale. Mais il s'était limité à la comparaison mélodique, très utopique dans les conditions où il l'envisageait, alors qu'une image contrapuntique eût été plus valable parce que c'est en fait ce qui se passent dans nos parfums où des mélodies très lentes se superposent pendant la scène principale. Mais, à l'époque, Etienne Souriau ne pouvait pas soupçonner ce qu'est la composition olfactive, sur laquelle nous avons cessé de l'informer depuis.
La vivacité, la délicatesse, l'intensité et la signifiance des rapports, qui caractérisent nos grands parfums sont tellement notoires qui faudrait débiter des lieux communs pour en parler. Nous l'épargnerons au lecteur, tout ce qui précède l'ayant largement familiarisé avec ces considérations.
La formule d'un grand parfum est évidemment une œuvre originale unique, qui, à l'application devient le scénario constitutif qui permettra de fabriquer le parfum et de répéter indéfiniment cette œuvre, tout comme le font la partition du musicien ou le manuscrit de l'écrivain. Il faut donc protéger cette formule contre les plagiaires.
La réalisation pratique consiste à peser les constituants de la formule dans les proportions choisies par le compositeur, à mélanger ces produits et à diluer quelques semaines plus tard ce mélange (appelé concentré) avec de l'alcool, dans une proportion très soigneusement choisie elle aussi car cette proportion influera sur la forme définitive du parfum.
Avant de vérifier et de présenter le compositeur doit en principe (pour des raisons analogues à celles qui conditionnent les grands vins) laisser vieillir sa solution alcoolique pendant un temps variant de trois à six mois suivant la structure de la composition. pour la juger il devra alors la faire évaporer sur un support approprié, en étudiant longuement et attentivement tous les stades d'évaporation de la composition ; ce qui représente plusieurs semaines de contrôle sérieux et d'examen très critique.
(Les céramistes subissent aussi de longs délais avant de pouvoir juger leurs œuvres.)
Pour présenter son parfum il suffira au compositeur d'en vaporiser des objets ou des personnes ; mais l'amateur doit lui aussi, s'il veut porter un jugement valable, observer et suivre attentivement la composition comme le fait le parfumeur. Trop de personnes ont la paresseuse habitude de se limiter à un examen très superficiel, qui consiste à mettre son nez sous le goulot du flacon ou à déposer une goutte sur le dos de la main et à frotter la peau, ce qui risque de provoquer des réactions aminées et de dégager une odeur nauséabonde, ou pour le moins de dénaturer le parfum. Nos compositions sont des mélanges délicats qui ne sont point faits pour subir pareil traitement. Un parfum de classe doit s'employer au vaporisateur ; se contenter d'examiner au goulot un débouché trompeur est s'exposer à contempler une façade qui masque le néant, ou : se priver de découvrir les merveilles qui suivent et dureront.
Une autre grave erreur de présentation consiste, comme cela se produit dans toutes les boutiques de parfumerie, à faire sentir coup sur coup, sans repos intermédiaires très prolongés, plusieurs parfums qui n'ont pas du tout été conçus pour s'opposer les uns aux autres mais au contraire pour être sentis isolément. Les lois de la relativité des sensations sanctionnent impitoyablement cette erreur. L'ouïe est beaucoup moins susceptible puisqu'au cours d'un concert les morceaux les plus divers se succèdent sans que notre oreille en souffre et sans qu'il soit très difficile d'établir le programme pour que les morceaux non plus ne souffrent pas. Néanmoins il ne viendrait pas à une personne sensée l'idée d'écouter simultanément deux symphonies différentes.
Quatrième condition
"Des conditions historiques et sociales ayant assez favorisé le développement de cette sensibilité et de ces techniques pour que l'éducation des créateurs, des exécutants et du public soit adéquate à des exigences esthétiques élevées."
L'usage des parfums depuis des temps immémoriaux, l'avènement au vingtième siècle d'une parfumerie moderne, et son prodigieux développement dans le monde sous l'impulsion des parfumeurs français, aurait dû entraîner un développement corrélatif de la sensibilité et de l'imagination chez les créateurs comme chez les usagers. Il n'en a pas été exactement ainsi pour des raisons que nous avons amplement développées dans L'Intimité du Parfum et sur lesquelles il est inutile de revenir.
Mais rien, absolument rien, sinon l'apathie des principaux intéressés, ne s'oppose à ce que l'éducation des uns et des autres soit réalisée. Car de jeunes créateurs en puissance sont encore plein d'enthousiasme, et l'immense curiosité du public à notre égard est une sûre garantie de l'intérêt qu'il porterait à un tel effort. Ce dont il faut se persuader c'est que la formation du créateur est longue, que l'éducation du public, pour laquelle nous militons depuis trente ans, doit être patiente, alors ne perdons plus de temps et disons que 1974, avec L'Intimité du Parfum, aura été l'an I de l'éducation puisque pour la première fois un parfumeur qualifié s'est adressé directement au public.
Mais malgré l'absence de toute éducation, de toute information réelle, malgré même et surtout, la somme de toutes les inepties qui ont été diffusées à travers le monde sur le parfum, comment ne pas être confondu par l'esprit de pénétration, par l'intuition on peut le dire, dont on fait preuve à l'égard des grands parfums authentiques et cela depuis six ou sept décennies, tous les publics du monde et singulièrement celui de France.
Ces conditions historiques sont une réalité qu'on ne peut nier. Car si la Sixième et le Neuvième, sans autre précision à l'affiche, remplissent les salles n'importe où dans le monde, on ne peut refuser la même universalité aux grands parfums dont il se distribue des millions de flacons dans les coins les plus reculés de l'univers. Mettre cette élection sur le seul compte de la sensualité (que certains esthéticiens annexent d'ailleurs) serait aussi aveugle que d'attribuer l'engouement universel pour la Sixième Symphonie à la seule affectivité, ou à une unanime et supérieure compréhension intellectuelle que les auditoires populaires de Beethoven ne sauraient expliquer.
Lorsque sous des climats aussi divers, malgré des traditions, des habitudes de vie, des traditions alimentaires, aussi différents, on rencontre une certaine unanimité dans le domaine du goût, c'est la preuve incontestable que l'objet qui en bénéficie relève du beau, du beau universel. A fortiori de l'esthétique.
Cinquième condition
"Des hommes de talent ou de génie ayant trouvé dans ces techniques et dans ce genre œuvre un moyen d'expression attirant et important (ce qui, bien entendu, n'est possible que lorsque la période embryonnaire des recherches, des tâtonnements et des ébauches est nettement dépassée)."
Ces hommes-là, peu nombreux depuis le début du siècle puisqu les compte sur les doigts d'une main, ont existé dans notre profession, en France exclusivement, et leurs créations, depuis, essaiment à travers le monde où elles contribuent à former l'image de la France. Il n'y a, là, j'en réponds, pas l'ombre de chauvinisme mais l'énoncé d'un fait patent. Tient-on cela pour négligeable ? Et pour négligeables les archétypes que les parfumeurs français ont ainsi procuré à de moins grands, à ceux des générations successives, à leurs confrères étrangers ? Toutes ces graines pour être rares, en sont-elles moins précieuses, moins généreuses, leur puissance germinative diminuée, leur valeur d'exemple contestable ? Ce sont au contraire des jalons irremplaçables sur la route de l'art et de la pensée humaine.
La fin de la période embryonnaire de la Parfumerie se situe au tout début du vingtième siècle. L'Origan, de Coty, en 1905, son Chypre, en 1917, n'étaient plus des ébauches mais des chefs-œuvre d'harmonie. L'Origan, par exemple, en plus des essences naturelles et des corps chimiques que contenait déjà sa formule, était un assemblage très hétérogène de bases complexes, c'est-à-dire de mélanges préparés par les divers fournisseurs de Coty. Celui-ci ignorait totalement la composition de ces bases, il ne pouvait donc savoir à priori comment se comporteraient leurs constituants entre eux, d'une part, et à l'égard des autres constituants qu'il avait choisis, connus de lui ceux-là, d'autre part. Il lui a fallu une sérieuse dose d'intuition et du génie pour que sa composition finale, l'Origan, soit un modèle d'unité et constitue une forme originale belle, très caractéristique, qui, en parfumant le monde entier pendant plus de vingt ans, a reçu alors un assentiment universel.
On peut en dire tout autant d'Arpège créé en 1925 et surtout de Scandal et Rumeur qui le furent à la veille de la dernière guerre. Ces deux derniers étaient littéralement des parfums"fauves". Et doublement car si les hardiesses et le réalisme de leurs composition les faisaient parfaitement bien assimiler à la peinture des "fauves", l'exceptionnelle harmonie que leur auteur avait eu lui aussi le génie et le goût de créer autour de la note cuir, faisait appel à des composants d'odeurs animales, d'utilisation extrêmement ingrate et qui étaient bien, eux, des odeurs de fauves.
La maîtrise qu'impliquait alors de telles formules, ne pouvait être le fait que d'un artiste accompli, qui apporterait la preuve non seulement de son talent mais surtout que la composition olfactive peut être un moyen d'expression remarquable. Si certains juges du parfum sont réticents à le comprendre (pourquoi ?), le public, en l'occasion citée, a montré une fois de plus par son accueil clairvoyant et enthousiaste, de quelle sensibilité et de quelles audaces il est lui aussi capable en présence d'œuvres authentiquement belles. Et la preuve que le public est parfaitement conscient c'est qu'il a abandonné ces chefs-œuvre dès que leur qualité, leur forme, s'est dégradé, probablement parce que leur créateur n'était plus là pour en défendre l'intégrité.
La composition des parfums est l'art abstrait par excellence, d'où sa difficile intelligence, mais c'est aussi par excellence l'art des proportions heureuses, d'où l'extrême jouissance intellectuelle qu'il procure à tous ceux qui savent ainsi l'apprécier mais combien aussi à celui qui a appris à le pratiquer.
Edmond ROUDNITSKA
Rédigé par : Aline et Valcour | 02 janvier 2008 à 21:18
Merci pour ce texte Aline ! Voilà qui répond de manière magistrale à notre questionnement sur le caractère artistique de la parfumerie. Roudnitska était plus qu’un « simple » parfumeur, il était aussi un intellectuel, un penseur… Les personnes qui cumulent le côté artistique et intellectuel et qui l’expriment à un tel degré de compétence ne sont pas légion.
Rédigé par : Nathalie | 04 janvier 2008 à 16:19